Velléités de transparence dans le marché de l’art

Paris, 5 janvier 2016

The Desire of Transparency in the Art Market

Fraude, blanchiment d’argent, trafic de biens culturels, optimisation fiscale, gonflements artificiels des prix, confidentialité et anonymat… Autant d’écueils dangereux, attribués au marché de l’art, qui échappent pour beaucoup à une réglementation devenue une nécessité impérieuse. Entre les scandales impliquant diverses sphères de personnalités et les records éberluant en salles des ventes, on peut également citer un manque d’uniformisation et d’harmonisation dans les dispositions légales internationales et surtout des spécificités d’un marché marqué par la subjectivité — justifiant une irrégularité et une extravagance des prix. Le tout est couronné d’une opacité et d’un silence de rigueur. Alors quelles solutions mettre en œuvre, aujourd’hui, pour plus de limpidité sur un marché qui condense autant de données singulières ?

L’obscurité insondée du marché de l’art lasse et bouscule

Le quotidien USA Today titrait après le succès des ventes d’automne à New-York : « L’art est-il devenu une entreprise criminelle ? » La flambée des prix frôlant parfois l’irrationnel laisse certains perplexes. Selon l’Association for Research into Crimes against Art (association dédiée aux recherches sur les crimes contre l’art), le marché de l’art rapporterait environ 6 Mrds$ par an. La multiplication des grandes fortunes et les situations de crises économiques ces dernières années ont transformé l’art en valeur refuge et spéculative, et en objet de consommation ostentatoire, selon un phénomène social poussant 80 % des milliardaires du monde à posséder des œuvres d’art. Ce processus a suscité des exigences de transparence de la part des acteurs, des dirigeants et des observateurs du marché.

Le marché de l’art est opaque, et cela tient notamment à des facteurs divers, avec pour épine dorsale la subjectivité de la valeur des objets d’art, attenante aux enjeux émotionnels, de réputation et de confiance. Qui plus est, les bulles spéculatives peuvent toujours trouver une justification dans l’essence-même de l’art : son unicité ; renvoyant l’interprétation des flux à un relativisme au cas par cas. Tout le régime des cotes est, d’ailleurs, lui-même soumis à des critères aussi différents que l’influence et la réputation du collectionneur, la puissance de la demande, la rareté de l’offre, le pédigree, la prestance, de l’œuvre ou encore l’aura mythique de l’artiste. De nombreux facteurs concourent à créer une opacité de plus en plus décriée comme, entre autres, l’anonymat des transactions — on peut citer Nafea faa ipoipo de Gauguin, retirée du Kunstmuseum de Bâle par son propriétaire, Rudolf Staechelin et vendue 300 M$ à «un acquéreur du Qatar». Et la confidentialité des grandes maisons de ventes aux enchères, le développement des ventes en ligne, le problème des transactions en liquidité ainsi que les affaires de blanchiment et de recel entourant les zones des ports-francs — le rapport 2014 du Contrôle fédéral des finances (l’organe suprême de surveillance financière suisse) rapporte que «ces zones douanières d’exception pèseraient aujourd’hui plus de 100 milliards de francs» —, sont autant d’autres facteurs.

Du côté des salles de ventes, l’obligation de transparence s’incarne dans la formule pass, aux États-Unis, pour un lot non vendu et adjugé, en France, pour un lot vendu, rien pour un invendu. Certains suggèrent même d’instaurer une loi obligeant à dévoiler systématiquement la provenance des objets. Mais diverses techniques faussent totalement les enchères : la fausse facture, mais aussi la fausse enchère consistant à confier un objet à une tierce personne à qui l’on souhaite donner une certaine somme, sous couvert des enchères, pour qu’il bénéficie du fruit de la vente, où la maison de ventes joue le rôle de passeur à son insu. Au delà de la spéculation, le simulacre psychologique et spéculatif peut prendre des airs de toute bonne foi en salle des ventes : une personne peut acheter plusieurs œuvres, en proposer une et faire monter artificiellement les enchères, quitte à la racheter lui-même, pour ensuite décupler la cote et les futurs résultats des autres œuvres. Les deux géants Christie’s et Sotheby’s affirment leur implication dans la traque des malversations et fraudes en tout genre, mais dans ce contexte de concurrence bicéphale, chaque client compte.

Une voie royale pour le blanchiment et la fraude ?

En Chine, second marché de l’art après les États-Unis avec notamment la maison Poly, l’opacité règne : aucune limite n’est imposée aux paiements en espèces. Certains estiment que près de la moitié des œuvres dont les transactions ont lieu en Chine résultent de manœuvres de blanchiment. En Asie, la combinaison du boom économique, d’une réglementation laxiste sur la vente d’art et des lois strictes de contrôle des capitaux, fait du marché de l’art une cible de choix pour ceux qui cherchent à blanchir de l’argent ou sortir des capitaux. Ce n’est que depuis les années 1990 pour que le jeune marché de l’art chinois concurrence vraiment le marché américain ou européen, développé au XVe siècle. De plus, la forte demande et l’offre limitée d’œuvres inonde le marché de faux, sans recours légaux pour les acheteurs, sans garantie contre les faux — on peut citer le rouleau du poète Su Shi (Dynastie Song), estimé 500.000 $ puis vendu 8,2 M$ par Sotheby’s et décrié comme faux par plusieurs historiens après la vente. La Chine doit aussi faire face à des traditions : le non-paiement des lots aux enchères, et les pots de vin aux fonctionnaires.

Les affaires judiciaires abondent et opèrent comme des piqûres de rappel : en avril dernier, le puissant collectionneur Helly Nahmad écopait d’un an de prison et d’une amende à sept chiffres, reconnu coupable, sur aveu de paris clandestins, de blanchiment en lien avec le crime organisé. Sa collection se trouve principalement dans le port-franc de Genève. Le galeriste Marc Glimcher, à la tête de la Pace Gallery, l’avait d’ailleurs vigoureusement défendu. En mai 2013, Hannibal, un Basquiat évalué à 8 M$, est retrouvé dans une malle en provenance de Londres, censée contenir un tableau de 100 $, dans le cadre de l’affaire Edemar Cid Ferreira — ancien banquier brésilien ayant blanchi des milliards de dollars en achetant une collection de 12.000 œuvres. Le Conseil des Ventes Volontaires (CVV), en France, a suspendu quinze jours la maison Gros & Delettrez pour l’acceptation d’un paiement en espèces de 200.000 € d’un acheteur chinois (limité par le CVV à 15.000 € pour les habitants hors Union Européenne). Claude Aguttes avait également subi une suspension de deux mois en 2012. Catherine Chadelat, à la tête du CVV, organisme de régulation de la profession en France, et Jean-Pierre Osenat, président du Symev, le syndicat des maisons de ventes, s’étaient d’ailleurs heurtés par journaux interposés. La première incitait à la transparence alors que le second lui reprochait cette obsession de la patte blanche, jugeant qu’elle peut amener à encore plus de suspicions autour d’un marché de l’art, déjà objet de bien de méfiance.

Quant à l’affaire invraisemblable du faussaire Wolfgang Beltracchi aux copies parfaites accrochées dans les musées, elle est digne d’un récit romanesque, à l’instar des 120 faux réalisés par l’Anglais Shaun Greenhalgh, condamné en 2008. Les faussaires ont assouvi le désir des historiens d’art de retrouver la trace d’œuvres supposées exister. Ils ont ainsi comblé une faille, avant d’être confondus par l’un des experts. Enfin, la saga Yves Bouvier (à la tête de la société de transports d’œuvres d’art Natural Lecoultre et principal locataire du port-franc de Genève), qui aurait escroqué son richissime client Dmitri Rybolovlev, à présent placé en garde à vue, n’a pas fini de faire couler de l’encre.

Daech et la perversion du patrimoine : une prise de conscience française

Lorsque le patrimoine de l’humanité est voué à sa perte par les destructions enragées de Daesh, et son corollaire, le trafic d’antiquités, des mesures actives émergent. Les destructions dans la cité antique de Palmyre en Syrie et en Irak du musée de Mossoul, de Ninive, de Nimroud ou de Hatra, capitales de la Mésopotamie, ont été perpétrées à la suite de pillages systématiques sur plusieurs sites. Ces sinistres événements bouleversent le contexte archéologique et annihilent l’espoir de découvertes scientifiques futures, tout en alimentant un marché noir qui renforce le terrorisme. Le le 17 novembre 2015, le directeur du Louvre, Jean-Luc Martinez, a présenté un plan en 50 points requis par le président François Hollande, qui tente de protéger le patrimoine en zone de conflits. Droit d’asile pour mettre les œuvres à l’abri, renforcement des contrôles douaniers et reconstruction des patrimoines détruits avec la mise en place d’un fonds, en sont les trois axes principaux. Jean-Luc Martinez a proposé à la fois une base de données européenne des biens culturels saisis ou volés et un observatoire européen de lutte contre le trafic illégal de biens culturels.

Le trafic d’art contribuerait, selon les opinions, entre 10 et 20 % des revenus de l’organisation terroriste. « L’organisation terroriste Daech délivre des permis de fouille, prélève des taxes sur les biens qui vont ensuite alimenter le marché noir mondial, transitant par des ports francs qui sont des havres pour le recel et le blanchiment, y compris en Europe » a rappelé François Hollande lors de la 70e conférence générale de l’UNESCO. ArtPrice estime que 40 % des marchandises en transit dans les ports francs sont des biens culturels. Ce « droit d’asile » figurera dans la loi « Création, architecture et patrimoine », prévoyant l’autorisation faite aux douanes de contrôler l’importation de biens culturels en provenance de pays ayant ratifié la convention de l’UNESCO de 1970, et interdira le transport, le transit et le commerce du patrimoine culturel mobilier ayant quitté illégalement un État. Le président souhaite également mettre en place sous la responsabilité de l’UNESCO une liste noire des « paradis du recel » liée à une meilleure harmonisation du droit européen. En France, le recel peut se dénoncer sans limite de temps, à l’inverse de pays comme la Belgique où il est appréhendé comme un délit instantané, les délais de prescription varient beaucoup. Le rapport Martinez souhaite plus de recours à l’infraction de blanchiment, avec la compétence de la Cour pénale internationale qui pourra poursuivre pour crime de guerre les destructeurs du patrimoine.

Les antiquités détournées : un itinéraire à haut risque

Un article du Monde en date du 3 décembre 2015 fait état de chiffres assourdissants : en Syrie, le quart des 1.200 sites connus sont touchés par les pillages. « Les flux de trafic illicite provenant de fouilles sauvages ont progressé de 500 % en trois ans… Il faut un moratoire sur les ventes d’objets provenant de Syrie, d’Irak, du Yémen et de Libye » préconise Édouard Planche, chargé du programme de lutte contre le trafic des biens culturels à l’UNESCO. Selon l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC), « les fruits du crime organisé lié au trafic de biens culturels représentent 1 % de tous les flux financiers illicites, soit de 3 à 6 Mrds$ chaque ­année. » Un grand nombre d’objets d’art millénaires dont certains pillés, en février 2015, au musée de Mossoul a été découvert en mai 2015 par les forces américaines chez Abou Sayyaf, « ministre des finances » de Daech, à Deir ez-Zor, en Syrie.

Le colonel Ludovic Ehrhart, chef de l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC), a exposé sa vision à Drouot lors d’une conférence : « Il y a deux types de trafic. Les petites pièces alimentent le trafic de subsistance des populations locales, facilité par Daech, qui les écoule en prélevant une taxe. Elles peuvent arriver à destination par courrier. Les plus grosses pièces, l’EI se charge de les faire sortir du pays avec des gens qui ont le savoir-faire, le cran et l’argent […], elles arrivent sur le marché de l’art cinq voire dix ou quinze ans plus tard. La vente aux enchères est le blanchiment ultime. Les professionnels en sont les victimes. ». Un discours qui relativise la malhonnêteté soupçonnée de certains professionnels, mais souligne le besoin crucial de méfiance et de surveillance. Et Ludovic Ehrhart de rappeler l’importance du rôle des ports francs et des sociétés offshore, qui achèvent le circuit silencieux de ces biens détournés.

Francesco Bandarin, directeur adjoint de l’UNESCO en charge de la culture, critique les dispositions juridiques « insuffisantes » de l’institution, rappelant qu’après les grandes destructions de la Seconde Guerre mondiale, les dispositions de la convention de 1954 [La Haye, pour la protection des biens en cas de conflit armé], ne sont toujours pas ratifiées par 70 pays. La convention Unidroit signée à Rome en 1995, absente du plan français, énonce : « Le possesseur d’un bien culturel volé doit le restituer ». Mais seulement approuvée par 35 états sur les 195 membres de l’UNESCO, elle n’est ni ratifiée par l’Allemagne, le Royaume-Uni, les États-Unis, ni la France (selon l’avis de l’ancien président du syndicat des antiquaires).

Résistance à l’opacité : la Suisse réagit

Tracfin, l’organisme public de lutte contre le blanchiment, ne recueille qu’une dizaine de cas par an pour les maisons de ventes, aucune pour les galeristes ou antiquaires, ce qui paraît bien peu. L’objectif de transparence bénéficierait, selon certains, directement aux acteurs eux-mêmes. La Suisse est d’ailleurs particulièrement active sur cette question, soucieuse de son image. La Fondation pour le droit de l’Art a organisé le 13 novembre 2015, une journée de conférences sur le thème du blanchiment d’argent dans le marché de l’art. La Suisse représenterait 2 % de l’activité globale et un chiffre d’affaires de 1 à 1,5 Mrds de francs en 2014. L’amendement à la loi sur les douanes suisses, qui entrera en vigueur le 1er janvier 2016, accorde à l’Administration fédérale des douanes (AFD) le pouvoir de surveiller et de contrôler l’entrée et la sortie des marchandises plus efficacement et rapidement. Le Groupe d’action financière (GAFI), l’organisme chargé de la lutte internationale contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, a orienté de nouveaux règlements en matière d’obligations de diligence pour les négociants de biens de grande valeur selon le respect de la LBA (loi sur le blanchiment d’argent), dans le cadre des transactions en espèces de plus de 100.000 francs — exceptées celles confiées à un intermédiaire financier. L’identification du contractant et du bénéficiaire final de la transaction, ainsi que l’établissement des documents nécessaires seront obligatoires. Le domaine des infractions fiscales sera également étendu. Les marchands devront informer le Bureau de communication en matière de blanchiment d’argent (MROS) en cas de « transactions inhabituelles », suspectant que les fonds proviennent d’un crime ou d’un délit fiscal. La distinction suisse entre fraude et évasion fiscale sera définitivement dissoute (auparavant, une déclaration fiscale incomplète ne constituait pas une infraction pénale).

Monika Roth, professeure et auteure de Nous entrons sur le marché de l’art et administratrice d’Ethos Services SA, Genève, dénonce cette opacité dans une interview accordée au journal Le Temps en octobre 2015 : « Le marché de l’art est le dernier grand marché financier à ne pas être régulé. La transparence des rôles et des intérêts de chacun est une priorité. Les acteurs capables d’établir des standards, comme Art Basel Miami (extension de la principale foire mondiale d’art contemporain), doivent s’asseoir à une table et agir. Le principal problème des ports francs réside dans la possibilité d’un stockage illimité. » Monika Roth exhorte aussi à plus de contrôle des entrées et sorties des objets dans les ports francs. Janvier 2016, répondra sûrement à ses attentes, puisque la période de stockage sera limitée à six mois sur les produits destinés à l’exportation. Cette limite de stockage imposée par le gouvernement suisse aura probablement un grand impact sur le marché de l’art. L’obligation de révéler l’identité des propriétaires des biens à venir pour les ports francs suisses et l’identité des acheteurs des biens sortants, et celle d’un registre des propriétaires et biens entreposés seront également mis en place.

Depuis 2010, une autre initiative prend la forme d’une plateforme collaborative de règles d’autorégulation du marché de l’art, à travers les « Basel Art Trade Guidelines » du Basel Institute on Governance. Les participants peuvent l’enrichir ou la modifier selon les besoins, le but étant de créer un cadre juridique national répondant également aux exigences d’un fonctionnement global.

La réglementation varie très largement selon les pays, la coordination à l’échelle internationale est difficile. En février 2013, la Commission européenne a voté une loi demandant aux galeries de mentionner tout achat d’une œuvre dépassant 7.500 € en espèces, et toute transaction douteuse, contre 10.000 $ aux États-Unis. Partout le blanchiment est passible de peine de prison. Les acteurs du marché sont aussi censés vérifier l’identité du vendeur, y compris sur le plan bancaire, conserver ces éléments cinq ans, et s’enquérir de l’identité du bénéficiaire, surtout s’il n’est pas présent aux enchères, pour repérer les sociétés écrans. Depuis 2012, à Bruxelles, les galeries réalisant des transactions en liquide supérieure à 15.000 € doivent les notifier comme « high value dealers », induisant des contrôles. Ces galeries sont également surveillées par des organisations telles la Financial Action Task Force (FATF), une organisation non gouvernementale qui lutte contre le blanchiment, et l’Association for Research into Crimes Against Art (ARCA), à l’origine de Know Your Customer (KYC), qui vérifie l’identité des acheteurs et retrace leurs fonds.

Pour conclure et selon les mots de Catherine Chadelat : « Il est temps de passer de la déontologie normative à la rigueur comportementale. »