Une bulle dans la marché de l’art?

Are we in an art market bubble?

Depuis la crise des marchés financiers en 2008, le terme de « bulle » s’est glissé dans notre vocabulaire quotidien. L’idée d’un marché rempli d’air et de vide, tout près d’exploser, a presque quelque chose d’excitant. Moins glamour, les bulles économiques ont lieu tout le temps et partout dans le monde.

L’une des plus commentées ces dernières années est sans aucun doute celle du marché de l’art. Les critiques, depuis les économistes, les journalistes, jusqu’aux « leaders d’opinion » sont unanimes : lorsque cette bulle explosera, ça va faire mal. Les discussions sur le sujet ont probablement débuté au moment de l’éclatement de la plus grosse bulle de ce dernier siècle: le 15 septembre 2008. C’est le jour où la firme de Wall Street, Lehmann Brothers, faisait faillite ; signe irréfutable de la crise que le monde s’apprêtait à devoir affronter. C’est le jour aussi où de l’autre côté de l’Atlantique, Sotheby’s organisait sa vente Damien Hirst, réunissant des œuvres directement commissionnées à l’artiste pour un produit de 111 M£. On tient là une des plus invraisemblables coïncidences : l’artiste contemporain le plus controversé, en vendant des requins empaillés dans des cages de formol pour des millions, faisait fortune le jour même où des milliers de personnes perdaient toutes leurs économies.

Depuis, pas une semaine ne se passe dans le monde de l’art sans qu’un nouveau record de quelque nature soit battu : des antiquités chinoises aux artistes contemporains vivants. Pas une semaine sans qu’un journal ne raconte l’histoire d’une œuvre revendue x fois son prix initial. Il ne fait aucun doute que le secteur a connu un véritable boom cette dernière décennie. Les prix ont explosé. Le marché de l’art est sous le feu des projecteurs.

Malgré l’attention des médias et les difficultés de l’économie mondiale, le marché de l’art a continué pendant les années 2010 à afficher une forme déconcertante, et cela jusqu’au milieu de l’année 2015, moment où les résultats des ventes aux enchères ont commencé à montrer quelques signes de faiblesse. Si les records se poursuivent, les lots dépassant les estimations hautes ne sont plus monnaie courante ; les lots ravalés quant à eux, se font plus nombreux. La chasse aux œuvres exceptionnelles se poursuit, mais les pièces pas-tout-à-fait-chefs-d’œuvre ont été quelque peu boudées par les acheteurs. Le dernier trimestre 2015 de Sotheby’s a montré une baisse des revenus liés aux enchères, baisse qui n’a pas permis d’atteindre les résultats annuels escomptés par les analystes. Pour le premier trimestre 2016, la maison de ventes s’attend à une baisse de 33 % de son chiffre d’affaires, signe des doutes sur la vigueur du marché de l’art.

Si les ventes aux enchères n’atteignent plus les objectifs attendus, si les prix de manière générale stagnent, n’est-on pas face aux prémices de l’éclatement de la bulle du marché de l’art ?

Pourquoi considère-t-on le marché de l’art comme une bulle ? Les médias ont annoncé l’explosion de cette bulle avec une certaine euphorie. En 2009, la BBC diffuse un documentaire intitulé La grande bulle de l’art contemporain, étude biaisée longue d’une heure, mêlant discussions de marchands, d’artistes et de galeristes et prédisant le crash imminent du secteur. Six grosses années d’expansion ont suivi, affichant une croissance moyenne de 13 % par an (d’après un rapport de la banque Citi utilisant des données compilées par Artnet).

D’après cette étude, la croissance depuis 2000 n’a pas été uniforme sur toutes les gammes de prix. Celle des œuvres les 20 % plus chères a été plus rapide que le reste du marché, ce que l’on appelle une distribution à queue lourde. Cela ne veut pas dire que le marché intermédiaire a perdu de la valeur, mais simplement que l’importance des œuvres AAA dans le chiffre d’affaires annuel a augmenté au cours des 15 dernières années. C’est l’une des raisons de l’attention des médias sur ces phénomènes, raison qui incite ces derniers à n’y voir que des prix spéculatifs ; les seuls clients pour ces œuvres étant les 0,001 % plus riches, une population en progression malgré la récession (ou dépression) économique de ces dernières années.

La semaine dernière encore, le journaliste de Bloomberg, Matt Miller, interviewait un analyste sur les derniers résultats publiés par Sotheby’s et sur l’évolution du marché de l’art. En conclusion de l’émission, M. Miller — qui ne savait pas quelques minutes auparavant qui était Willem de Kooning — se demandait comment le marché pouvait ne pas être une bulle alors que Ken Griffin — fondateur et gérant d’un important fonds d’investissement et collectionneur — pour un demi-milliard de dollars a le choix entre acheter son propre building ou une poignée de Pollock et de Kooning. Le fait même que des journalistes de Bloomberg — supposés au fait des mécanismes financiers — fassent ce type de commentaire montre combien l’opinion générale, lorsqu’il s’agit d’art, peut oublier tout bon sens et se laisser influencer. La perception de l’achat d’œuvres d’art comme outil d’optimisation fiscale, combinée à l’attention quasi obsessionnelle portée sur des œuvres d’artistes inconnus — du grand public cela s’entend — vendues des millions — comme un Barnett Newman cédé 80 M$ — ne fait qu’ajouter de l’incompréhension à l’incompréhension.

L’existence d’une bulle spéculative signifierait que la valorisation générale des œuvres d’art est erronée, que les acheteurs vont finir par s’en rendre compte et décider d’ajuster leurs achats à la valeur réelle des pièces, créant au passage une chute sévère des prix. Le problème est bien ici que la valeur des œuvres d’art est spéculative par nature. Lorsque l’on estime une société, une obligation, ou des matières premières, il existe toujours un actif sous-jacent à disséquer qui possède à minima une valeur intrinsèque. Mais quelle est celle d’une simple toile tendue sur un cadre ? Le prix des œuvres évolue dans un système de benchmark, se comparant à d’autres œuvres plus ou moins similaires vendues précédemment, créant un procédé de fixation des prix s’autoalimentant et s’autovalidant. Pourquoi ce système est aujourd’hui stigmatisé comme générateur de bulle… alors qu’il est le seul possible, et qu’il en a toujours été ainsi ?

Les bulles peuvent avoir différentes sources et différentes causes. Celle du marché immobilier américain en 2008 est le fruit d’effets de levier trop importants sur les produits financiers et l’idée erronée que le prix des biens ne ferait qu’augmenter. Celle d’Internet des années 2000 a été causée par des valorisations de sociétés basées sur des informations non pertinentes — comme le nombre de pages vues ou de visiteurs. Ce que l’on oublie à propos de ces bulles c’est que personne ne parvient à les identifier avant qu’elles n’explosent. Le nombre de hedge funds ayant réussi à spéculer efficacement sur ces phénomènes se compte sur les doigts de la main… la plupart ont tout perdu. Depuis chacun cherche la bulle que personne n’a vue venir, essayant de prévoir où et quand la prochaine éclatera. Pas facile !

L’étude de la bulle… L’année dernière, une analyse publiée par des économistes de l’Université de Luxembourg faisait appel à des modèles économétriques pour valider cette théorie de la bulle. La conclusion : il y en a bien une, surtout pour ce qui est du marché de l’art contemporain. Naturellement, cette étude a fait grand bruit auprès des médias, apportant de l’eau au moulin des « bulleurs ». Il est quand même intéressant de se pencher sur les méthodes utilisées et sur ce qu’elles nous apprennent de notre compréhension générale du marché. À la source des conclusions des études économiques se trouve bien souvent ce que l’on appelle des « régressions ». La difficulté vient de la manière dont sont réalisées ces régressions. Une petite erreur, un biais mineur peut produire des résultats très éloignés de ceux que l’on aurait dû obtenir. L’échantillon de données utilisé est aussi une composante à manier avec délicatesse.

Le triste constat de toutes les études se penchant sur le prix des œuvres d’art est que les données utilisées sont à la fois parcellaires, biaisées et largement insuffisantes. Il n’y a tout simplement pas assez de transactions d’œuvres d’art pour être en mesure d’établir quelque modèle que ce soit. D’autant plus que les artistes dont la « valeur » diminue arrêtent tout simplement d’être vendus — dans ce que l’on appelle le « biais de survie ». Ces études se basent toujours par ailleurs sur les résultats de ventes aux enchères, alors même qu’une grande majorité des transactions se fait directement entre particuliers ou via les galeries et les marchands. Un lecteur doit avoir toutes ces informations en tête lorsqu’il se penche sur une analyse dédiée à l’évolution des prix du marché, comparant l’art à d’autres actifs financiers, ou cherchant l’existence d’une bulle.

Revenons à l’étude luxembourgeoise. Celle-ci analyse les données et les teste contre un modèle censé montrer l’existence ou non d’une bulle. Si l’on simplifie à l’extrême le modèle, celui-ci indiquera qu’il y a bulle si le prix « intrinsèque » d’un actif est loin du prix « de marché » constaté sur plusieurs années. Le problème, comme indiqué plus haut, est que premièrement les prix analysés ne représentent pas la réalité du marché. Deuxièmement, les œuvres d’art n’ont pas de valeur « intrinsèque » à laquelle comparer. Cela fait beaucoup ! Les auteurs de l’étude ont construit un modèle pour établir une valeur intrinsèque en utilisant six variables : la maison de vente, la date de vente, la taille de l’œuvre, son médium, si celle-ci est signée ou pas, et si l’artiste est vivant. Prendre en compte ces seuls critères pour calculer la valeur intrinsèque des œuvres est quelque peu biaisé — même si ces biais sont tout à fait justifiables. Du coup, les régressions exécutées et les conclusions qui en découlent doivent être traitées avec une certaine prudence.

Pourquoi alors les résultats de vente aux enchères baissent-ils en 2016 ? Le marché de l’art a une autre particularité : les actifs traités sont aussi des biens de consommation courante dont les acheteurs ont une utilisation qui leur procure un bénéfice émotionnel. Plus que pour d’autres types d’actifs. Cette ligne floue et mouvante entre collection et investissement fait que l’appréciation de la valeur d’une œuvre est extrêmement personnelle, rendant plus difficile encore sa lecture par un tiers. Ainsi, la plupart des personnes qui achètent de l’art le font car elles n’ont pas véritablement de problème de liquidité. Si une bulle devait éclater, la majorité des collectionneurs n’auraient pas à vendre leurs œuvres immédiatement pour payer leur loyer ou se nourrir. Ce phénomène d’immunité est à opposer à l’instinct grégaire qui fait que, par exemple, lorsque des rumeurs de faillite circulent, les porteurs se précipitent aux guichets pour retirer leur argent, entraînant justement le krach tant redouté. Peu de risque que cela se produise sur le marché de l’art.

Cela ne signifie pas que le marché n’est pas surévalué. Il n’y a pas forcément bulle lorsque les prix sont plus élevés que la valeur réelle de l’actif. L’explosion d’une bulle plomberait les prix sur une très courte période. Au contraire, on utilise le terme de « correction » pour parler d’un marché qui, pour de multiples raisons, voit ses prix augmenter plus vite qu’ils n’auraient dû et qui rencontre une baisse pour atteindre des montants plus raisonnables. N’est-ce pas ce qui arrive au marché de l’art aujourd’hui ?

Une des clés pour comprendre la croissance du marché de l’art sur la dernière décennie, au-delà de l’augmentation du nombre des 0,001 % plus riches, est l’entrée en scène de nouveaux acteurs chinois. Selon le rapport de Citi, les collectionneurs chinois — aidés par les politiques d’expansion monétaire de leur pays — ont compté pour 33 % de la croissance du chiffre d’affaires mondial du marché de l’art. Maintenant que le miracle chinois touche à sa fin, que l’économie montre des signes de croissance moins vertigineux, il est normal que le secteur souffre. Comparons la situation à une ville où s’implante une très grosse entreprise. De nombreux employés viennent s’installer dans la cité, ce qui fait monter le prix de l’immobilier. L’usine poursuit son développement et ses embauches ; le prix des appartements continue de se tendre. Des facteurs économiques forcent l’usine à arrêter de recruter et même à licencier quelques personnes. Ceci a pour effet de stopper la progression des prix de l’immobilier voire à les faire baisser un peu. C’est une correction, pas l’explosion d’une bulle. Si les nouveaux employés avaient acheté des maisons beaucoup plus chères qu’ils ne pouvaient se le permettre, augmentant artificiellement les prix, ce serait là une bulle. Donc, si les nouveaux collectionneurs chinois ne se sont pas massivement endettés pour acheter des œuvres, il n’y a pas de raison de croire qu’ils ont causé une bulle.

Les difficultés économiques touchent aussi les nouveaux collectionneurs d’autres pays. Les prix très bas du pétrole impactent fortement le pouvoir d’achat des collectionneurs russes et du Moyen-Orient. Les premiers ont vu leur monnaie très fortement dévaluée et les signaux d’une récession du marché de l’art russe ne font plus vraiment de doute. Quant aux économies américaines et européennes, elles ne se sont pas complètement remises de la dernière crise. Les premiers signes d’une correction des prix sur le marché de l’art en 2016 semblent donc être la tendance… mais de là à parler de bulle !