Effet Boomerang à Genève

Genève, 23 septembre 2017

Le MEG consacre une exposition à la diversité et la richesse des arts d’Australie. « L’effet boomerang. Les arts aborigènes d’Australie », propose aussi une réflexion sur la colonisation de la terre australe, à travers une perspective politique et esthétique.

C’est en 1770 que l’explorateur britannique James Cook, représentant du roi Georges III, posa le premier pied occidental sur la terra incognita, aujourd’hui appelée Australie. Il baptisa ce territoire pourtant peuplé la Terra nullius – la « terre de personne », une expression qui en dit long sur le regard porté sur les autochtones longtemps considérés comme l’incarnation de la société primitive.

Pourtant, les « cultures matérielles » développées par les quelque 270 ethnies d’Australie, au cours de leurs 60.000 années de présence sur le territoire, n’ont pas manqué de susciter l’intérêt des voyageurs occidentaux. Nombreuses marchandises européennes se sont échangées contre des fétiches locaux, parfois sans violence, car les aborigènes pouvaient facilement reproduire ces artefacts.

C’est durant cette période que l’Australie est donc devenue une « zone de contact » entre deux mondes, deux espaces-temps. Dans la seconde préface à Bajazet, Racine affirmait que « l’éloignement spatial répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps ». En découvrant l’Australie, l’Occident venait de conquérir le bout du monde, et faisait la rencontre d’une altérité radicale, considérée au départ selon une axiologie assortie d’un certain nombre de préjugés opposant le primitif à l’évolué ou le naturel au social. Restait alors à construire des ponts entre deux territoires mais aussi entre les siècles. La chose n’allait pas de soi comme le rapportent les anthropologues Herbert Spencer et Francis James Gillen. Chez les Aborigènes, le temps des individus s’intègre dans la notion de Dreaming ou Dreamtime, soit le « Temps du Rêve », expression poétique forgée par l’anthropologue Francis James Gillen pour qualifier la mythologie arrernte, suivant laquelle les hommes rejoignent leurs ancêtres au cours de cérémonies rituelles. Pas de magie ou de superstition dans ce temps du rêve, pour un Aborigène, cette réalité est physique, non pas symbolique.

Malgré la diversité des cultures aborigènes et des arts qui les constituent, il reste un fil conducteur qui permet de rendre compte de leur rapport au monde selon une ontologie « Totémique » d’après les quatre types décrits par Philippe Descola dans Par delà Nature et Culture. Les ontologies appartenant au totémisme se caractérisent par la mise en relation de chaque être dans le monde, humain et non humain, avec une figure archétype, définissant un certain nombre de catégories d’êtres transcendants – les totems, tels le Serpent, le Kangourou – sous lesquels se subsume la diversité des étants physiques.

Le « moment boomerang »

Le boomerang est progressivement devenu un emblème de l’Australie, au même titre que le kangourou ou le surf. Cependant, cet objet à la forme si caractéristique est à mettre au crédit de l’ingéniosité des peuples aborigènes qui en font tantôt un instrument de chasse, tantôt un objet décoratif, ou encore un outil pour faire le feu. Symboliquement, le boomerang, dont le lancer décrit un mouvement circulaire de retour à la position initiale, symbolise aussi un retour du refoulé, celui d’une colonisation dont la violence peut parfois revenir dans la face de l’agresseur. Ce « moment boomerang » a été parfaitement décrit par Jean-Paul Sartre dans la préface au célèbre ouvrage du psychiatre Frantz Fanon, figure de proue de la pensée anticolonialiste, Les damnés de la Terre (1961). Fanon défend la thèse suivant laquelle le mouvement de décolonisation se caractérise par une opposition radicale au projet colonial d’assimilation, radicalisant la spécificité culturelle du peuple colonisé. Ainsi, la violence endurée est en quelque sorte retournée, au moins de manière symbolique, mais plus généralement politique, contre le colonisateur. Sartre décrivait cette violence comme « rejaillissant sur nous comme notre reflet vient du fond d’un miroir à notre rencontre ». « L’effet boomerang » nous confronte précisément à ce reflet.

L’art aborigène sous le prisme du white cube

La scénographie de l’exposition du MEG est signée par les designers suisses Adrien Rovero et Béatrice Durandard (Adrien Rovero Studio). Elle met en scène une confrontation, presque une collision entre des productions aborigènes cultuelles et techniques, ou simplement décoratives – pas nécessairement sacrées – avec des installations contemporaines signées Brook Andrew, des documents d’archives sur la colonisation, le tout dans le sacro-saint white cube occidental. Comment intégrer des arts traditionnels d’Australie dans le cadre épuré d’une galerie d’art contemporain ? C’est le pari d’une scénographie qui entend révéler ces productions culturelles matérielles dans leur dimension esthétique sans toutefois ignorer la singularité de leurs conditions de production et leur signification originaire.

Exemple avec les ghostnets (les « filets fantômes »), œuvres réalisées par des artistes du détroit de Torrès, issus de la communauté Erub, qui ont été fabriqués avec des filets de pêche échoués sur leurs rivages. Ces derniers sont métamorphosés dans des figures marines : requins de récif, tortues et diverses espèces de poissons. Ces créations montrent comment les artistes autochtones répondent en quelque sorte au désastre écologique qui affecte leur territoire, tout en mettant l’accent de manière poétique et critique sur l’agression dont ils sont victimes.

La question écologique est d’ailleurs largement abordée dans cette exposition. Plusieurs anthropologues comme Daniel S. Davidson, suivi par Norman Tindale ont souligné les corrélations existantes entre les facteurs écologiques de la région se reflétant dans une « culture matérielle » singulière. À chaque culture matérielle correspond une zone écologique distincte au sein de l’immense espace australien. De ces facteurs écologiques découlent une grande variété de pratiques, de formes et de procédés dont l’exposition entreprend de dresser un panorama, plus représentatif qu’exhaustif.

Les arts d’Australie autochtones ne se conjuguent qu’au pluriel tant la diversité des styles, des techniques et des formes déjouent toute tentative de classification. On y retrouve cependant quelque chose relevant de l’identité – une identité mouvante, plurielle et différentielle – qui témoigne d’une singularité d’autant plus forte qu’elle s’est construite selon « l’effet insulaire », un isolement aussi synonyme d’ancrage.

Les passeurs de mondes

« L’effet boomerang. Les arts aborigènes d’Australie » accorde une place centrale à des figures d’intercession entre les deux mondes. C’est d’abord le cas du policier-photographe allemand Paul Heinrich Matthias Foelsche, qui débarque en Australie en 1854, tandis que l’agression coloniale est à son paroxysme. Son témoignage est intéressant à double titre. D’abord, c’est comme policier et photographe qu’il réalise de nombreux portraits d’Aborigènes – quelque 95 tirages anthropométriques réalisés entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, notamment destinés à l’Exposition universelle de Paris de 1878 – qui témoignent du contexte de violence exercée contre certains peuples autochtones. D’autre part, ces clichés immortalisent des individus promis à la disparition ou à l’acculturation violente – il survit moins de 60 langues aborigènes en Australie et les spécialistes prévoient qu’il n’en restera pas plus d’une vingtaine d’ici une cinquantaine d’années sur les 270 recensées au début de la colonisation.

Parmi les figures d’intercession mises en lumière par l’exposition figure aussi Billy Muck. Photographié par Foelsche, cet individu originaire du peuple des Larrakia a été l’un des premiers informateurs aborigènes ; il s’est imposé comme un intermédiaire clé entre les colons et son peuple autochtone. Ayant rapidement appris l’anglais, il est devenu interprète pour la police, les tribunaux et les prisons coloniales. Mais la trajectoire de Billy Muck se révèle plus complexe que celle d’un simple passeur. C’est aussi un artiste dont le travail sera reconnu par les Européens. De sa situation particulière, Billy Muck tira une force créatrice qui n’en fait pas l’objet symptomatique d’une histoire violente, mais un acteur à part entière, plutôt qu’un sujet passif. À l’instar d’un Jimmy Button, habitant la Terre de Feu, qui découvrit l’Angleterre grâce au Captain FitzRoy (avec lequel voyagea un certain Charles Darwin), Billy Muck est un voyageur entre deux mondes, entre deux espaces-temps.

Car l’écart entre les deux mondes n’a pas fini de se résorber. Il est plus que jamais nécessaire d’instaurer un dialogue entre ces deux cultures. C’est l’ambition de l’artiste Brook Andrew qui puise son inspiration aussi bien dans la culture occidentale que dans sa culture maternelle wiradjuri (peuple de Nouvelle-Galles du Sud). En résidence au MEG dans le cadre de l’exposition, Brook Andrew présente deux installations immersives, un travail qui interroge la mémoire des cultures aborigènes, l’impact de la colonisation mais qui formule aussi un espoir de survivance, en dépit de la tragédie culturelle qui a vu la presque-disparition de la culture aborigène dans sa richesse et sa diversité.

« L’effet boomerang. Les arts aborigènes d’Australie » est une tentative pour rendre la parole aux peuples autochtones, pour faire écho à leur expressivité, pour libérer leur parole authentique. Ainsi, l’exposition tente de réaliser métaphoriquement la trajectoire d’un boomerang, c’est-à-dire revenir au point de départ (avant la colonisation), reliant les objets et leurs histoires aux communautés dont ils proviennent. Une démarche artistique mais aussi politique qui entend créer l’empreinte indélébile d’une culture menacée de disparition. Cette exposition semble s’être construite autour de la conviction que la promotion de certaines productions artistiques peut être un outil et un message de lutte politique. En effet, elle rend compte de l’existence singulière d’une culture que l’hégémonie occidentale tendrait à rendre invisible si ce n’est à la détruire. Lui accorder une place au musée d’ethnographie de Genève, c’est à la fois affirmer sa valeur artistique, et dans un même geste, tenter de la préserver de la destruction qui la guette. Une disparition qui constituerait à coup sûr une perte irréparable pour le patrimoine culturel de l’humanité.

Mémo

« L’effet boomerang. Les arts aborigènes d’Australie » Jusqu’au 7 janvier 2018. Musée d’ethnographie de Genève. 65-67 boulevard Carl-Vogt. 1205 Genève. Suisse. www.ville-ge.ch/meg/