Quand collection rime avec conviction

« Tout le monde s’est retrouvé isolé. Et tout le monde s’est retrouvé en ligne ! » En quelques mots, le collectionneur belge Christophe Evers résume l’état d’esprit ambiant. Privés de foires et de galeries à cause du confinement, les amateurs d’art tribal se sont massivement rabattus sur Internet pour leurs recherches d’œuvres et leurs transactions. Pour autant, les restrictions liées à la Covid-19 ont-elles bouleversé leurs habitudes ? « Pas du tout.

Fondamentalement, si je vois une œuvre qui m’intéresse, je fonce », affirme Robert van der Heijden, marchand d’art et collectionneur d’Amsterdam. « On se sent aussi l’envie de soutenir l’écosystème », ajoute le Néerlandais qui, d’ordinaire, achète aussi bien en foire et en galerie qu’en ligne ou aux enchères. Une solidarité entre les acteurs du marché dont témoigne Stephan Kuhnert, collectionneur de Düsseldorf : « J’ai acheté un masque, l’une de mes plus belles pièces et l’une des plus chères de ma collection. Le prix était bon, la galerie savait que nous l’aimions beaucoup et elle a fait un effort pendant cette période difficile aussi pour elle. » Christophe Evers avoue pour sa part : « J’ai continué à acheter, mais uniquement en ligne et pour des objets de valeur marchande sensiblement moindre. J’ai vendu également pendant le confinement, et assez bien je dois dire. Plutôt des petits objets en assez grand nombre. »

« On ne collectionne qu’avec des marchands auxquels on fait confiance. »

Contre toute attente, la crise n’aura donc pas mis un coup d’arrêt total à leurs activités. Pour certains, cette période particulière aura même été l’occasion d’aboutir quelques fructueuses transactions. « J’ai bien acheté pendant la période du Covid-19, mais j’ai aussi acheté plus, tout simplement parce que j’avais plus de temps », confie un collectionneur australien qui souhaite rester anonyme. Depuis le début de l’année, il reconnaît avoir acheté cinq objets « de très belle qualité », notamment sur Instagram. « J’avais repéré une pièce qui m’intéresserait, ses photos étaient très belles, mais à distance on ne sait jamais. Un marchand parisien que je connais a été la voir pour moi et j’ai pu faire une bonne affaire. Le marché de l’art est petit, j’ai toujours un ami quelque part... »

Fady Kamar, collectionneur d’art tribal installé à Amsterdam, a également fait son repérage pendant la crise, même s’il a un «peu moins acheté» que d’habitude : « J’avais déjà en tête certains objets que j’avais identifiés sur photo. De matière un peu opportuniste je dois dire, j’ai profité du Covid pour contacter les marchands afin de savoir si ils étaient toujours vendeurs. » « Je collectionne plus qu’avant, surtout avec les enchères en ligne, admet pour sa part l’Allemand Stephan Kuhnert, plutôt habitué aux vacations online organisées par les grandes maisons de vente. J’étais à Bruxelles il y a quelque temps et j’ai aussi acheté auprès des galeries. Avec la baisse du marché suite à la Covid-19, il y a davantage d’opportunités. »

Le confinement aura également permis aux amateurs d’épingler quelques belles histoires à leur palmarès, à l’instar de Robert van der Heijden qui a recroisé la route d’un objet 25 ans après : « À l’époque, j’habitais à Deil aux Pays-Bas et je suis tombé sur un masque qui me fascinait littéralement. Malheureusement, il était bien trop cher pour moi, de l’ordre de 10 ou 11.000 florins et je n’ai pas pu l’acheter. Pendant le confinement, un ami me l’a apporté par hasard et j’ai pu l’échanger contre une pièce océanienne. C’est une histoire d’un quart de siècle qui s’est conclue pendant cette période étrange... même si très franchement, cela aurait pu arriver à n’importe quel moment ! »

Pragmatisme

L’enthousiasme de certains collectionneurs doit être nuancé, le ralentissement général du marché de l’art pendant la phase de confinement ayant des conséquences encore bien difficiles à mesurer. Dans ce contexte incertain, quelques-uns jouent la carte de la sécurité. « Les restrictions du confinement ont freiné certaines ardeurs », observe Fady Kamar. Il ajoute : « Les recherches sont plus ciblées. Avant, il y avait beaucoup plus d’opportunités et l’on était parfois susceptibles d’acheter de manière un peu plus impulsive. Aujourd’hui, j’en reviens aux objets essentiels qui sont le cœur de ma collection, à savoir des objets utilitaires principalement africains et aussi quelques objets océaniens. » Autre point essentiel : le ralentissement général de l’économie a mis en berne le pouvoir d’achat, y compris celui des collectionneurs. D’où leur nécessité de réfléchir à deux fois avant de céder à l’achat d’impulsion. « J’ai moins de travail, donc moins d’argent à dépenser dans ma collection », explique, pragmatique, le collectionneur d’art africain Thomas Halling.

Rencontres du troisième type

De l’avis général, l’isolement, bien que compensé par une présence en ligne accrue, aura été le cap le plus difficile à passer, sans compter l’impossibilité de se déplacer sur les événements internationaux qui rythment le marché de l’art tribal. « C’est surtout la rencontre avec les autres collectionneurs et les autres marchands qui me manque », avoue Robert van der Heijden. Thomas Halling déplore également cette absence : « Tous les ans, je visitais BruNEAF et le Parcours des mondes, ou au moins l’un des deux ! » Cette année, il n’est pas venu à Paris. « La relation avec les galeries me manque, tout autant que voir mes amis collectionneurs et marchands. »

Alors que toute rencontre in situ est rendue impossible par la fermeture des galeries et l’annulation des foires, les contacts ont été majoritairement maintenus en direct, sur rendez-vous et en tête-à-tête, derrière le rideau baissé des galeries. Les relations entre vendeurs et collectionneurs s’est également matérialisée sur d’autres aspects. « Certains marchands ont développé leurs échanges avec les acheteurs en rédigeant des articles ou en développant du contenu, observe Fady Kamar. C’est intéressant, car cela permet d’améliorer la qualité des échanges avec certains d’entre eux. » Une manière aussi de renforcer la confiance entre acheteurs et vendeurs. « Aujourd’hui, la provenance est clé, donc toutes les recherches sont importantes, dit Stephan Kuhnert. On ne collectionne qu’avec des marchands auxquels on fait confiance. Avec ceux qui sont moins connus, il faut faire d’autant plus attention à la provenance. »

« À moyen terme, les tendances déjà entamées vont se renforcer. »

« J’ai passé pas mal de temps à faire des recherches et à discuter avec des universitaires et des curateurs. Leur planning s’étant vidé, certaines personnes étaient plus accessibles. C’était important de garder le lien et de discuter des œuvres », raconte le Belge Christophe Evers. Or, discuter des œuvres est une chose. Les avoir entre les mains en est une autre. Car de l’avis général, la principale frustration rencontrée par ces amoureux d’objets est bien l’absence de relation directe avec l’œuvre. « Besoin d’avoir les objets physiquement entre les mains », « Ne pas être capable d’étudier les œuvres en vrai nous fait perdre une dimension », « Je préfère toujours voir une pièce en vrai, la ressentir », « J’ai besoin d’avoir un sens de la profondeur, de la taille, du poids. »... Tous déplorent ce temps passé loin des œuvres. « On veut retourner dans les galeries et voir les œuvres, assène Stephan Kuhnert, qui reconnaît néanmoins que la qualité des photos peut quand même inciter à l’achat immédiat sur Internet. Avec quelques bémols : « Nous avons eu une mauvaise expérience avec une vente de Sotheby’s online qui s’est mal passée et où l’objet ne correspondait pas à nos attentes. C’est toujours mieux de voir l’œuvre ; on peut juger la patine, ressentir son poids, etc. »

Le règne des réseaux sociaux

Alors que le marché bascule online, les collectionneurs boudent les plateformes de ventes généralistes types eBay pour se concentrer sur les achats dématérialisés aux enchères ou en galeries. Surtout, le confinement leur aura donné l’occasion de faire quelques pas timides sur les réseaux sociaux, Instagram en tête. « J’ai commencé depuis deux-trois ans à acheter sur les réseaux sociaux en suivant les galeries qui ont commencé à s’y mettre, confie Robert van der Heijden. Ce sont aussi des outils intéressants pour découvrir les nouveaux objets proposés par les marchands.» « Je n’avais jamais utilisé Instagram, mais un ami me l’a installé à travers un VPN [un réseau privé virtuel permettant de contourner certaines censures, NDLR]. Je vais continuer à l’utiliser, tout simplement parce qu’on peut y découvrir beaucoup de choses, voir les collections des autres, où sont les objets, etc. », explique un collectionneur australien installé à Shanghai, mettant en avant l’utilisation d’Instagram par la jeune génération de marchands et de collectionneurs. « Après, il ne faut pas oublier que le marché en ligne ne date pas de mars 2020 ! modère Christophe Evers. Les grandes maisons comme Christie’s et Sotheby’s organisaient déjà des ventes en ligne, d’abord pour l’art contemporain. Elles n’ont par contre pas fait grand chose pour les arts primitifs, un simple décalage vers juillet. »

En ce qui concerne l’avenir, ce spécialiste de l’Afrique subsaharienne, par ailleurs président de l’Association des Amis du Musée Royal de l’Afrique Centrale de Tervuren analyse : « À moyen terme, les tendances déjà entamées vont se renforcer. Les galeries se meurent – et ce phénomène est bien antérieur à la Covid-19 – car certaines ont manqué de réalisme. Les foires aussi vont beaucoup souffrir. J’ai tendance à penser que les gens vont vouloir ressortir dès que le confinement sera levé. Les galeries devront alors faire des efforts sur le plan du marketing et de leur présence. Mais tout le monde n’est pas prêt ou n’a pas l’énergie et l’optimisme pour y mettre les bouchées doubles. »